1Quand les organisateurs du colloque m’ont demandé de traiter de l’influence de Platon sur l’ontologie et l’épistémologie de N. Hartmann, ma première réaction a été négative. Certes, on ne peut pas nier cette influence. Mais valait-il la peine de consacrer tant de travail à ce sujet étant donné que la philosophie de Nicolaï Hartmann, si influente dans l’après-guerre, est aujourd’hui presque complètement oubliée? Mais j’ai fini par reconnaître l’importance de leur initiative. En effet, c’est par un mauvais coup de l’histoire qu’une bonne partie des philosophes, dont nous parlerons ici, sont tombés dans l’oubli et ils ne le méritent pas. Nicolaï Hartmann tout particulièrement a formulé et élaboré pour la première fois un certain nombre de positions qui sont aujourd’hui chères à la philosophie analytique. L’exemple le plus frappant est la thèse de l’objectivité et irréductibilité des valeurs, thèse qu’on attribue à G.E. Moore, mais qui fut soutenue par N. Hartmann à peu près au même moment et indépendamment de Moore. Je ne regrette pas ma décision de m’occuper à nouveau de N. Hartmann. Car en étudiant les textes qui concernent les relations entre N. Hartmann et Platon, j’ai découvert un nouveau Hartmann. On est habitué de voir en Hartmann le prophète et initiateur de la «nouvelle ontologie», influencé en cela par Husserl et Scheler. Mais à y regarder de plus près, j’ai vu que l’influence de Platon et d’Aristote était aussi grande. Ainsi la nouvelle ontologie s’avérait une ontologie très ancienne. Dans mon article, après un bref aperçu biographique, je vais tout d’abord présenter la structure et les positions principales de l’ontologie et de l’épistémologie de N. Hartmann, puis chercher dans les études sur Platon les sources d’inspiration qui ont alimenté cette nouvelle théorie.
2Avant d’aborder mon sujet, laissez-moi tout d’abord vous présenter en quelques lignes l’homme et l’œuvre dont je vais vous parler.
3Nicolaï Hartmann est né en1882à Riga en Lettonie. Il faut savoir que dans les états baltiques et spécialement à Riga, il y avait une importante population allemande qui dut quitter sa patrie comme conséquence du pacte de Hitler avec Staline. Dans les années1902-1903, Hartmann fait des études de médecine à Dorpat, et entre1903et1905, il étudie la philologie classique et la philosophie à Saint Petersbourg. C’était à l’époque une combinaison très prisée et il faudrait à mon avis la réintroduire dans notre système d’études pour des raisons bien évidentes. Après la révolte de1905, Hartmann continue ses études à Marburg auprès des néokantiens Hermann Cohen et Paul Natorp. Il est promu docteur avec une thèse sur Das Seinsproblem in der griechischen Philosophie vor Platon (Le Problème de l’être dans la philosophie grecque avant Platon). De ces recherches résulte en1909le livre Platos Logik des Seins (La Logique platonicienne de l’être)1; je vais vous en parler plus tard puisqu’il est extrêmement important pour mon sujet. Sa thèse d’habilitation–dans la même année–porte également sur la philosophie ancienne, elle a comme titre Des Proklus Diadochus philosophische Anfangsgründe der Mathematik2.
4Après la guerre, Hartmann est d’abord privatdocent, puis professeur extraordinaire et en1922professeur ordinaire comme successeur de Paul Natorp. Sa rencontre avec Heidegger date de la même époque. Il publie en1921le livre Grundzüge einer Metaphysik der Erkenntnis3, livre qui marque sa prise de distance par rapport à Kant et ses maîtres néokantiens. Car dans ce livre, il renverse les priorités: ce n’est pas la critique de nos facultés de connaître qui pose les fondements de l’ontologie; c’est plutôt cette dernière qui sert à résoudre les problèmes gnoséologiques. Il est intéressant de remarquer que sur ce point, il se sent dans la lignée de Platon qui–selon lui–avait formulé sa théorie des Idées pour résoudre les apories de la connaissance.
5Irrité par le succès de Heidegger auprès des étudiants de Marbourg, Hartmann accepte en1925une chaire de philosophie à Cologne où il rencontre Max Scheler qui allait avoir une grande influence sur sa pensée. C’est grâce à Scheler que Hartmann adhère définitivement au mouvement phénoménologique et à la conception d’une éthique matérielle des valeurs qui s’oppose à l’éthique formelle de Kant. Cette conception est développée en détail dans son Éthique publiée en19264. Dans ce livre, nous trouvons également l’influence de Platon.
6En1931, Hartmann va à Berlin, où il enseigne jusqu’à la fin de la guerre. Cette période est marquée par l’élaboration de son système ontologique. Il publie en1933Das Problem des geistigen Seins (Le problème de l’être de l’esprit)5, en1935Zur Grundlegung der Ontologie (Pour une fondation de l’ontologie)6, en1938Möglichkeit und Wirklichkeit (Possibilité et Réalité)7et en1940–donc pendant la guerre–Der Aufbau der realen Welt. Grundriss der allgemeinen Kategorienlehre (La structure du monde réel. Esquisse de la doctrine générale des catégories)8.
7Après la guerre, la première université allemande à rouvrir ses portes fut Göttingen. Hartmann y passa les dernières années de sa vie. L’année de sa mort, en1950, parut encore la dernière partie de son ontologie, la Philosophie der Natur9, et, de façon posthume, en1951Teleologisches Denken10et enfin en1953son Aesthetik qui l’avait occupé pendant la période de Göttingen11.

8Si l’on regarde le schéma ci-dessus qui représente l’ontologie de N. Hartmann, on voit tout de suite que celle-ci ressemble, même dans les détails, à l’ontologie de Platon, si on veut interpréter les dialogues de Platon comme contenant l’esquisse d’une ontologie générale. L’ensemble de ce qui est–et qui est par conséquent caractérisé par le concept d’être–se divise en deux grands domaines ou régions d’être: celle de l’être idéel et celle de l’être réel. Ces domaines ne sont cependant pas séparés l’un de l’autre, il existe plutôt de multiples relations entre eux.
9Voyons d’abord ce que les deux domaines d’être ont en commun. Le premier point est que les entités qui appartiennent à ces domaines tombent toutes sous le concept d’être, elles possèdent l’être, elles existent. Le concept d’être est le plus fondamental, il n’a pas de contraire, le concept de néant n’est donc pas le concept contraire qui permettrait de définir le concept d’être. Le concept d’être n’est pas définissable du tout. On se rappelle tout de suite les développements du Théétète et du Sophiste à ce sujet. Malgré l’indéfinissabilité du concept de l’être, on peut caractériser l’être. Il y a deux aspects qui caractérisent tout ce qui existe: a) ce qu’il est et b) qu’il est. Ces deux aspects sont bien connus de la philosophie de Platon et d’Aristote. Hartmann les appelle Dasein (exister)–à ne pas confondre avec ce que Heidegger désigne par le même terme–et Sosein (être qualifié). Le Dasein implique un autre aspect très important pour Hartmann: le An-sich-sein (être-en-soi). Hartmann veut dire par là que tout ce qui existe, existe indépendamment du fait d’être connu. C’est en effet le réalisme de Hartmann qui s’exprime ici. Il s’agit–comme chez Platon–d’un réalisme qui englobe les deux domaines. Vous remarquez qu’ici encore Hartmann se distancie de Kant qui reconnaît, certes, un monde nouménal, mais nie qu’on puisse le connaître.
10Qu’est-ce que distingue les deux domaines? Selon Hartmann, c’est la Seinsweise (la façon d’être) des entités qui appartiennent à l’un ou l’autre des deux domaines. Les entités du domaine de l’être idéel existent hors du temps, elles ne sont donc pas soumises à un changement quelconque, et elles sont des entités abstraites. L’être réel, par contre, est caractérisé par la temporalité, la processualité et le fait d’être concret et individuel. Hartmann dit: «toute entité réelle est individuelle, unique, sans retour; de l’autre côté: toute entité idéelle est universelle, elle se reproduit, et elle est éternelle12.» On se demande tout de même si Hartmann fait preuve d’assez de précision dans ces formulations. Car, d’un côté, ce qui dans le domaine réel est sans retour au sens strict, ce sont les événements, non pas les substances et, de l’autre côté, quand il dit que l’être idéel se reproduit, il ne parle pas de l’être idéel en tant que tel, mais de l’être idéel comme structure du réel.
11La façon dont nous connaissons les êtres des deux domaines est également différente dans les deux cas: l’être réel est connu par des procédures empiriques qui ont pour point de départ la perception sensible, l’être idéel par contre est connu par des méthodes aprioriques se basant sur l’intuition. Ici également les parallèles avec la position de Platon sont évidents. Je vous rappelle de nouveau le Théétète et le Sophiste, mais pensez également à la République.
12Regardons brièvement les relations qui existent–selon Hartmann–entre ces deux domaines. Il faut souligner tout d’abord que le domaine de l’être idéel est indépendant du domaine de l’être réel. Hartmann défend donc ce qui a été si sévèrement critiqué par Aristote sous le terme de χωρισμόϛ, même si, comme nous le verrons, il n’emploie pas ce terme et reproche à Platon d’avoir «hypostasié» l’être idéel. De l’autre côté, l’être réel dépend de l’être idéel en ce qui concerne ses structures et propriétés universelles. Il y a donc ce que Platon appelle la μέθεξιϛ de l’un à l’autre. Mais l’être réel dépend de l’être idéel encore d’une autre façon très importante: une grande partie des entités du monde réel doivent leur existence à l’action et à l’activité productive de l’être humain qui, elle, consiste dans la réalisation, c’est-à-dire la transposition des valeurs dans la réalité. Sur ce point Hartmann se laisse évidemment inspirer par le Timée.
13Regardons maintenant plus en détail comment N. Hartmann conçoit la connaissance de l’être idéel. Hartmann est convaincu que l’être idéel n’est pas directement accessible à l’esprit humain. La connaissance de l’idéel a son point de départ dans l’accès immédiat à l’être réel dans la sensation. Mais comme l’être idéel est présent dans l’être réel–comme sa structure générale–, on peut accéder au premier à travers le dernier. Il faut donc tout d’abord faire une description des êtres réels, des phénomènes comme ils se présentent à la connaissance non scientifique.
14Pour isoler les structures essentielles de ce qui se donne comme phénomène, Hartmann suit Husserl. Il approuve la méthode de la réduction eidétique qu’il distingue de la méthode de l’abstraction comme elle était conçue par Aristote et ses successeurs. La réduction eidétique opère d’abord une sorte de variation des phénomènes pour enfin saisir ce qui résiste à la variation. Il y a ensuite un acte d’intuition qui fixe et isole l’essence en tant que telle. Dans un troisième temps, il faut dépasser cet isolement des essences et découvrir les relations qui existent entre les essences. Une fois que ces relations sont établies, on peut procéder à une explication des phénomènes du monde réel à partir de l’être idéel.
15Les parallèles et ressemblances entre l’ontologie et l’épistémologie de N. Hartmann et celles de Platon ne sauraient surprendre que ceux qui ignorent les travaux de Hartmann sur Platon. Comme je l’ai souligné dans l’introduction biographique, N. Hartmann a commencé sa carrière académique avec des études sur la philosophie ancienne et il a continué à s’y intéresser jusqu’à ses travaux tardifs.
Platos Logik des Seins
16Son grand livre Platos Logik des Seins13est particulièrement important pour notre question. Il vaut donc la peine d’y jeter un regard pour retrouver la source d’inspiration de N. Hartmann. La «logique de l’être» dont il s’agit ici est évidemment la dialectique de Platon14. Selon Hartmann, elle a comme but de résoudre ce qu’il appelle le «problème de l’être», et dans cette solution–comme il le dit dans son introduction–, la relation entre les notions de l’être et du néant va jouer un rôle décisif. Car c’est cette relation qui, selon Hartmann, met toute la dialectique en marche.
17Pour notre question, un premier point est important. Dans son analyse du Théétète et du Sophiste, Hartmann constate, en l’approuvant, que pour Platon et les Idées, c’est-à-dire les êtres qui ne connaissent pas de changement, et les choses sensibles, c’est-à-dire les choses qui sont soumises au changement, possèdent de l’être au même titre. Dans sa propre ontologie–comme nous venons de le voir–, il va défendre la même position. De ce point de départ surgissent deux problèmes pour Platon:
181. Comment expliquer la différence dans le mode d’être (Seinsweise) de ces deux genres d’êtres tout en préservant leur propriété commune, à savoir l’être15?
192. Comment expliquer la participation de l’être sensible aux Idées sans anéantir la différence fondamentale dans leur mode d’être?
20Il s’y ajoutera un troisième problème:
213. Comment garantir que les deux genres d’êtres sont accessibles à la connaissance humaine?
- En ce qui concerne la première question, Hartmann constate une attitude de Platon qu’il va plus tard critiquer. Dès le début, Platon semble vouloir donner une priorité ontologique aux Idées, elles sont des ὄντωϛ ὄντα, des êtres réellement existants, tandis que les choses sensibles sont caractérisées par le devenir et le périr. Néanmoins, les choses sensibles sont des êtres. Leur être est appelé Dasein par N. Hartmann16. Il semble que Hartmann attribue ici à Platon une position qu’il va critiquer plus tard: la façon d’être des choses sensibles est le Dasein, la façon d’être des Idées est le Sosein. Ces dernières sont en plus caractérisées par le principe de l’identité de l’être et de la pensée, une interprétation que Hartmann emprunte à son maître Natorp. C’est pourquoi Hartmann peut parler d’une «logique de l’être» chez Platon. Ce que la pensée dans sa méthode stricte et infaillible établit comme relations des concepts est en même temps la structure interne de l’être idéel. Il n’y a pas de χωρισμόϛ entre la pensée et l’Idée.
- Mais la force avec laquelle Platon souligne la différence entre le monde sensible et le monde intelligible nous pousse à croire qu’il ne peut pas éviter un χωρισμόϛ entre ces mondes, et ce χωρισμόϛ menace de rendre impossible la μέθεξιϛ la participation des choses sensibles aux Idées. Comment Platon résout-il ce problème selon Hartmann? Dans son interprétation du Sophiste et du Parménide, Hartmann croit avoir trouvé la réponse. Dans le Sophiste, Platon découvre un autre type de μέθεξιϛ, la μέθεξιϛ d’une Idée à l’autre. Cette participation des Idées à d’autres Idées va être logiquement déterminée par la méthode dialectique. Ici intervient le double chemin de l’ἐπιστήμη comme nous le connaissons grâce à la parabole de la ligne. Il y a d’abord le mouvement du principié vers les principes, mais une fois que les principes derniers sont atteints, la méthode va faire le chemin inverse en partant du plus universel vers le plus particulier pour finalement atteindre le concret. Mais le concret n’est rien d’autre que la chose sensible individuelle. Ainsi le problème de la participation de cette dernière à l’Idée est résolu.
- Concernant la troisième question, Hartmann tire de sa lecture du Théétète la leçon que Platon diminue le rôle qu’a la sensibilité (αἴσθησιϛ) dans la connaissance et renforce le rôle de la pensée. En termes néokantiens, cela veut dire que le «jugement» est le pivot de la connaissance. Le jugement est la synthèse de deux concepts et cette synthèse présuppose–selon la lecture de N. Hartmann–le néant, puisqu’elle se base sur la double possibilité d’affirmer ou de nier. En tranchant cette alternative, le jugement a la possibilité de faire apparaître l’être vrai (ἀλήθεια), mais aussi de montrer ce qui réellement n’est pas. Le jugement est cette unité dans laquelle se joue l’objectivité de la connaissance, le vrai et le faux. Dans ce contexte, Hartmann se réfère explicitement aux chapitres4et8du livre de Natorp17. Mais comment se fait-il que notre capacité de penser dispose de concepts? Hartmann souligne que selon Platon, «toute investigation doit nécessairement prendre comme point de départ le problème du Dasein des choses empiriques»18. Mais leur façon d’être n’est que le devenir et le périr. Elles ne gagnent une certaine stabilité que par la vue de ce qu’il y a de régulier dans ce devenir. Pour découvrir cette régularité, on a besoin d’une connaissance préalable des Idées. Il se pose cependant la question de savoir d’où vient cette connaissance. Pour répondre à cette question, Hartmann exploite la théorie de l’ἀνάμνησιϛ telle qu’elle se trouve dans le Phédon et le Ménon, et il s’étend longuement sur le fait que le terme ἰδέα veut originellement dire «vue». Nous avons vu qu’il reste sur cette ligne avec sa propre conception de l’intuition.
- Il y a encore un quatrième aspect de la théorie des Idées de Platon qui va avoir une importance majeure pour l’ontologie de N. Hartmann. En effet, dans sa lecture des trois paraboles de la République, Hartmann va nécessairement rencontrer l’Idée du Bien, véritable clé de voûte de la sphère des Idées. Hartmann–comme tant d’interprètes avant et après lui–s’étonne que Platon introduise l’Idée du Bien non pas comme un principe éthique, mais comme un principe théorique. Il interprète la thèse de Platon selon laquelle l’Idée du Bien se situe «au-delà de l’être» (jenseits des Seins). Vous remarquerez que cette traduction hartmannienne de ἐπέκεινα τῆϛ οὐσίαϛ19implique déjà une interprétation20. Nous traduisons aujourd’hui normalement «au-delà de l’essence». Mais Hartmann croit que Platon veut exprimer ici que l’Idée du Bien contient non pas un être, mais plutôt un devoir-être (ein Seinssollen). Pourquoi Platon a-t-il besoin d’une normativité dans sa dialectique? Hartmann répond–bien dans le sens des néokantiens–que la dialectique en tant que progrès vers la vérité a besoin d’une norme et cette norme est incluse dans l’Idée du Bien. Je vous donne–dans ma traduction–une citation de Hartmann à ce propos:
Car le devoir-être est un non-être du point de vue de tout être-naturel. Ainsi son principe [l’Idée du Bien, GS] n’est pas un «être-étant» [c’est la traduction de ὄντωϛ ὄν, GS] pour un être-là, mais le non-être de l’être-étant pour un non-être-là. Là se trouve le sens éthique dans le «au-delà de l’être»21.
22Hartmann croit en plus–et ici il a tort à mon avis22–que le principe non hypothétique de la parabole de la ligne n’est rien d’autre que l’Idée du Bien en tant que principe éthique23. Ainsi, il a le jeu facile quand il s’agit de rendre compréhensible le fait qu’un principe logique est en même temps un principe éthique. Dans ce contexte, il faut souligner une autre influence de Platon sur Hartmann. Nous avons vu, en effet, que l’ontologie de Hartmann connaît à l’intérieur du domaine de l’être idéel deux genres d’êtres axiologiques, à savoir les principes logiques et les valeurs. Cela reflète la double application que l’Idée du Bien aura chez Platon en tant que devoir-être. Selon N. Hartmann, elle est à la fois principe normatif du connaître et de l’agir.
Les travaux tardifs sur Platon
23Comme nous l’avons déjà souligné, la philosophie de Platon reste un objet d’étude pour N. Hartmann dans sa période de maturité24. Je m’occuperai ici plus amplement de l’article «Das Problem des Apriorismus in der Platonischen Philosophie» de1935, car il permet de voir dans quelle mesure la théorie de la connaissance a priori que Hartmann a développée dans sa Métaphysique de la connaissance fut tributaire de sa lecture de Platon. En1935, Hartmann s’est libéré plus radicalement de Kant et du néokantisme et il profite de l’occasion pour dénoncer la «kantianisation» de Platon par les néokantiens: «Finalement le néokantisme produit une image de la théorie de la connaissance de Platon selon laquelle celle-ci paraissait être une miniature de la Critique de la raison pure25.» Ceci est évidemment une critique du livre de Natorp sur Platon. Pour le reste, il y répète les grandes lignes de son livre tout en accentuant ce qui chez Platon correspond à ses propres convictions. J’évoque les quatre points les plus importants:
- La connaissance a priori a le caractère d’intuition, comme les verbes καθορᾶν, θέασθαι le montrent bien26. Sur ce point Hartmann rejoint Husserl.
- Les objets de cette connaissance ne sont pas seulement des formes ou des fonctions, il y a également parmi eux des objets à caractère matériel27. Ici Hartmann donne raison à Max Scheler contre Kant.
- La connaissance a priori n’est pas une fonction entièrement subjective, issue d’un acte constitutif du sujet, mais la saisie de quelque chose d’objectif28. Ce qu’on trouve dans cet acte n’est donc pas quelque chose qui existe seulement en nous. Il existe plutôt avant et indépendamment de nous29. Cette critique vise encore une fois Kant, mais également Husserl. Hartmann s’appuie explicitement sur le réalisme de Platon pour fonder son propre réalisme dans la connaissance a priori.
- La méthode à suivre dans la connaissance des entités idéelles est selon Hartmann celle qu’a préconisée Platon pour la connaissance des Idées30. Elle consiste dans les démarches suivantes:
- la collection de choses empiriques qui entretiennent entre elles des relations de ressemblance31;
- la vue d’ensemble et la compréhension de ce que ces multiples choses empiriques ont en commun32;
- l’isolation de ce tertium comparitionis et sa saisie par l’intuition pure en tant qu’«Idée» en elle-même et pour elle-même33;
- l’acte de se la rappeler (ἀνάμνησιϛ) et de la remonter à la surface de la conscience (ἀναλαμβάνειν)34;
- la justification (λόΥον διδόναι) de l’être-en-soi de l’Idée en tant qu’entité inaltérable35;
- la remontée de ce qui n’est d’abord qu’une simple hypothèse vers un dernier principe qui lui n’est plus hypothétique (ἀνυπόθετοϛ)36;
- l’achèvement de cette démarche dans l’Idée du Bien, qui est «au-delà de l’être»37.
- la collection de choses empiriques qui entretiennent entre elles des relations de ressemblance31;
24A quelques petites divergences près, c’est exactement la même méthode que Hartmann va proposer dans sa «métaphysique de la connaissance» pour l’investigation philosophique des essences et des valeurs.
25Cependant, dans son article, Hartmann ne se contente pas d’un simple constat des principes fondamentaux de la connaissance a priori telle que Platon l’a conçue selon lui. Il élabore également ce qu’il appelle l’«aporie fondamentale de la théorie platonicienne» et tente d’y apporter une solution38. Les questions que Hartmann pose sont les suivantes: Comment peut-on trouver ce qui existe indépendamment de nous en creusant dans les couches les plus profondes de notre âme? Comment ce que nous trouvons au plus profond de notre âme peut-il nous instruire sur l’être-en-soi des Idées39?
26Hartmann voit que face à cette aporie, les interprètes de Platon ont choisi une des deux options suivantes:
- Les Idées sont des principes fondamentaux du cosmos qui existent en-soi et indépendamment de notre connaissance.
- Les Idées sont des principes de la connaissance et constituent les objets par le fonctionnement transcendantal du sujet.
27La première est–selon Hartmann–la solution que Platon a préconisée lui-même et que les réalistes qui l’ont suivi en cela ont élaborée plus tard; la seconde est celle de Hegel et du Néokantisme comme elle s’exprime le plus clairement dans le livre de Natorp Platons Ideenlehre40.
28Hartmann, lui, cherche à trouver une troisième voie qui lui permet de rejeter les deux interprétations précédentes. Selon lui, les Idées sont à la fois les principes déterminants de tout ce qui existe et, sous la forme de λόΥοι, les principes innés qui nous permettent de connaître tout ce qui existe41. Hartmann se voit confirmé dans cette position par la parabole du soleil et la parabole de la caverne42.
29Dans son article, Hartmann attaque également le problème de la μέθεξιϛ qui pour lui est double: la μέθεξιϛ des choses empiriques aux Idées et la μέθεξιϛ de l’âme humaine aux Idées. Mais il voit très clairement que Platon et ses critiques ne se sont occupés que de la première. Nous avons vu que dans sa propre ontologie, Hartmann s’occupera des deux. En interprétant le Parménide, et en s’appuyant également sur la parabole de la ligne, Hartmann découvre la double démarche dans la méthode philosophique de Platon que nous avons analysée ci-dessus. Elle va lui permettre de résoudre le double problème de la μέθεξιϛ et fournira la base de sa propre méthodologie philosophique.
30Malgré les points communs et les parallèles entre N. Hartmann et Platon que Hartmann lui-même souligne volontiers, il tient à prendre ses distances par rapport à Platon sur un certain nombre d’autres points. Dans Pour une fondation de l’ontologie, Hartmann reproche à Platon d’avoir attribué au domaine idéel une priorité axiologique, de l’avoir considéré comme meilleur et supérieur par rapport au réel. Il dit que «l’existence hors du temps–et plus particulièrement si on la représente dans le mode d’être impérissable–a nanti le domaine de l’idéel de l’auréole du sublime, qui domine tout dans la doctrine platonicienne des Idées et est devenu une tradition dans le platonisme plus tard»43. Et Hartmann de constater que même dans le sujet transcendantal de Kant et dans la sphère eidétique de Husserl, on rencontre encore un reflet de cette sublimité.
31Hartmann souligne qu’au contraire, l’être idéel possède un défaut ontologique par rapport à l’être réel. «L’être idéel possède certes le caractère d’être-en-soi également, mais il s’agit d’un être “plus fin”, en suspens et sans substance, quasi réduit à une moitié d’être, auquel manque encore le plein poids d’être44.» Hartmann constate de plus que seul l’être réel peut avoir de la valeur: les valeurs elles-mêmes en tant qu’êtres idéels sont l’étalon de cette qualité du réel, mais elles ne la possèdent pas elles-mêmes45.
32Cette prise de distance se montre également dans les réflexions que Hartmann consacre à la dispute sur les universaux. Il y a une phrase dans laquelle Hartmann déclare explicitement adhérer à la position selon laquelle les universaux existent in rebus46. Mais cela ne doit pas être pris au pied de la lettre. Car Hartmann admet en même temps qu’il y a de l’être idéel auquel rien de réel ne correspond, par exemple les nombres irrationnels, et par conséquent que l’universel n’existe que partiellement in rebus. Mais il ne veut pas en tirer la conclusion qu’il s’agit d’un «être-pour-soi rendu autonome, voire substantialisé»47. Hartmann reproche à Platon d’avoir défendu cette position et il lui reproche à l’instar d’Aristote d’avoir établi un χωρισμόϛ, à savoir une séparation entre l’être idéel et l’être réel.
33Lisons dans ce contexte la citation suivante:
Mais ce réalisme des universaux tombe dans un troisième extrême [les deux autres positions ont déjà été caractérisées comme des extrêmes, GS]: il hypostasie le caractère d’être de l’idéel en tant que le seul qui possède l’être proprement et diminue celui de l’être réel comme image, voire comme illusion48.
34Il faut dire cependant qu’on comprend mal cette peur que Hartmann éprouve face au χωρισμόϛ. Il dit lui-même que l’être idéel ne dépend pas de l’être réel dans son existence (Dasein), ce qui est d’ailleurs prouvé par le fait déjà mentionné qu’il y a de l’être idéel qui n’est pas une structure de l’être réel. Hartmann parle de Abgelöstheit (séparation et isolation) et de Jenseitigkeit (être-au-delà) des Idées de Platon et il critique cela. Mais–à mon avis–Platon ne dit rien d’autre que N. Hartmann sur la relation entre l’être idéel et l’être réel. Le seul point qu’on peut à la rigueur concéder à Hartmann est que Platon souligne que malgré la μέθεξιϛ en une Idée, la chose sensible n’atteint jamais la perfection de l’Idée: la roue n’est jamais aussi parfaitement ronde que le cercle géométrique. N. Hartmann dit au contraire que quand une entité idéelle sert de structure pour une entité réelle, elle se trouve parfaitement réalisée dans cette dernière. Elle est «quant à son contenu entièrement et sans diminution contenue en elle»49. Hartmann pense visiblement aux lois naturelles, qui en tant que structures des processus physiques réels correspondent à cent pour cent aux lois mathématiques correspondantes. Mais dans le cas de la réalisation des valeurs, la situation est complètement différente. Comme le montre le cas de la justice, il n’y a presque jamais une égalité parfaite entre ce que la valeur prescrit et ce que la réalité contient. Hartmann aurait dû reconnaître ce point.